Et si nous utilisions la puissance de l’adversaire pour reprendre le contrôle ?
L’Europe fait face à un paradoxe technologique majeur : pour redevenir souveraine, elle doit d’abord accepter de s’appuyer sur les technologies de puissances qui dominent aujourd’hui l’IA, principalement venues des États-Unis et de Chine. Cette démarche peut sembler contre-intuitive, voire dangereuse. Pour autant, avons-nous aujourd’hui vraiment le choix quand l’Europe n’a pratiquement plus de souveraineté technologique sur l’ensemble de l’écosystème IA et tout ce qui permet de la créer. Par ailleurs, l’Europe pourrait s’inspirer d’une pratique ancestrale pour utiliser la force de son adversaire et reprendre l’avantage.
Le constat est aujourd’hui sans appel : près de 75% des ressources mondiales en IA sont américaines, 15% chinoises, et à peine 5% européennes. Les matières premières, la conception et production de puces, les infrastructures serveur et cloud, les outils d’intelligence artificielle et les réseaux sont très largement sous contrôle américain ou chinois. (lire à ce sujet l’article : L’Europe a-t-elle déjà perdue la guerre de la régulation de l’IA faute de généraux, d’armes et de munitions ?)
Vouloir retrouver rapidement une souveraineté sans s’appuyer sur ces géants paraît irréaliste.
Tout est-il perdu pour autant ?
Face à cette situation, nous pourrions utiliser un aïkido technologique ! Et l’Europe peut réaliser cette mutation en trois temps :
1. Accepter le contact : intégrer intelligemment les technologies étrangères
La première étape consiste à admettre que nous ne pouvons éviter l’usage des technologies étrangères à court terme. Les plateformes comme AWS, Azure, ou les grands modèles tels GPT sont incontournables pour accélérer notre montée en compétence. Comme les outils d’intelligence artificielles comme ChatGPT, Grok ou encore Gemini pour ne citer qu’eux. L’objectif ici n’est pas la dépendance passive, mais une intégration active et consciente. En utilisant ces technologies, les entreprises européennes peuvent rapidement progresser sur leurs propres applications et identifier précisément leurs besoins spécifiques. Sans perdre de vue que cette stratégie doit s’oppérer avec la question du sens chevillée au corps !
2. Absorber l’énergie adverse : former, apprendre et développer ses propres forces
Comme en aïkido, où l’on absorbe la force adverse plutôt que de s’y opposer frontalement, l’Europe doit absorber et capitaliser sur les savoir-faire étrangers pour renforcer ses propres capacités internes. La stratégie doit inclure une formation massive des équipes européennes à ces technologies, avec comme objectif explicite de développer progressivement une autonomie stratégique. C’est l’occasion de créer des écosystèmes européens capables de s’adapter, d’innover et finalement de surpasser ces modèles importés. Et il y a des talents en Europe, beaucoup de talent !
Par exemple, en exploitant les systèmes d’IA des deux empires pour former des équipes locales et accélérer le développement de solutions spécifiques (industries, santé, transition écologique), l’Europe développe non seulement des expertises, mais aussi une culture d’adaptation rapide à des contextes nouveaux.
3. Rediriger la force pour reprendre l’initiative
Une fois la maîtrise acquise, l’Europe doit pivoter et reprendre l’initiative technologique en redirigeant cette puissance acquise vers ses propres objectifs souverains. Cette dernière phase exigera une gouvernance forte et une vision stratégique claire à l’échelle européenne, avec des financements massifs et ciblés. L’heure ne sera plus au suivisme mais au courage et à l’action.
L’enjeu est ici d’éviter toute complaisance dans la dépendance initiale. La transition entre l’intégration active des technologies externes et la reconquête de la souveraineté technologique doit être explicite, programmée et assumée politiquement et économiquement.
Analogies et limites : l’importance de la posture stratégique
Comme l’aïkido, cette approche technologique nécessite avant tout une posture stratégique claire : utiliser intelligemment les ressources adverses, sans jamais oublier que le but final est l’indépendance. Elle suppose aussi une grande vigilance sur les risques inhérents à cette démarche : espionnage économique, fuite de données sensibles ou encore dépendance technique durable.
L’Europe doit ainsi investir dès maintenant dans des systèmes ouverts, interopérables et contrôlés localement. L’objectif est double : bénéficier rapidement des meilleures technologies disponibles tout en posant immédiatement les bases techniques et réglementaires d’une véritable souveraineté future.
Un horizon de souveraineté pragmatique
L’aïkido technologique n’est ni une soumission naïve, ni un isolement stérile. C’est une stratégie pragmatique, ouverte mais ambitieuse, qui transforme temporairement une faiblesse en avantage tactique. En s’appuyant momentanément sur les technologies dominantes, l’Europe peut accélérer sa transition vers une souveraineté réelle et durable.
Cette stratégie invite aussi à repenser profondément notre rapport à la souveraineté technologique, non comme une opposition rigide aux puissances existantes, ce qui serait à coup sûr un échec, mais comme une démarche agile, continue et pragmatique vers l’indépendance technologique et économique européenne.
Jérôme COUTOU • Associé – Directeur Développement • +33(0)6 85 75 38 09