Du chronomètre au minuteur : une bascule du temps mesuré au temps vécu !
Le chronomètre incarne un rapport linéaire et infini au temps : il mesure ce qui passe, sans limite, comme si le temps était une ressource continue. C’est le temps de la performance, de l’efficacité, de l’accélération. C’est le temps de la modernité technique et de la course permanente : toujours plus vite, toujours plus loin, sans fin.
Le minuteur, à l’inverse, introduit une finitude. Il mesure non pas ce qui passe, mais ce qui reste. Il matérialise l’urgence, le compte à rebours, la limite. Le minuteur n’est pas là pour battre des records, mais pour donner du sens à l’instant, car chaque seconde qui s’éteint rapproche de l’échéance. Il ramène à la conscience que le temps est compté, non infini.
Avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, nous sommes face à deux perceptions du temps, du temps abstrait au temps existentiel…
– Le chronomètre est objectif, extérieur, utilitaire.
– Le minuteur est subjectif, intérieur, existentiel.
Allons-nous vers une mutation profonde dans notre rapport au temps ? Du temps à dominer (mesurer, optimiser) à un temps à habiter (choisir, hiérarchiser, donner un sens) ?
Dans un monde saturé de sollicitations, le minuteur devient un outil de recentrage : qu’est-ce que je choisis de faire du temps qui me reste ?
L’IA ne connaît ni la fin, ni l’attente : une conscience sans temporalité
L’intelligence artificielle ne vit pas dans le temps.
Elle calcule, traite, prédit — mais sans temporalité vécue.
Elle n’éprouve ni impatience, ni imminence, ni épuisement.
Elle ne connaît pas l’attente féconde, ni l’urgence angoissée.
Elle peut simuler la pression d’un délai, mais elle ne ressent pas l’échéance.
La finitude : ce que l’IA ne peut pas comprendre
Or, c’est la finitude qui donne sens à l’action humaine.
C’est parce que notre temps est limité que nous devons choisir, renoncer, hiérarchiser.
C’est parce qu’une journée s’achève, qu’un projet a une deadline, qu’une vie a un terme…
…que nos décisions sont significatives, et que nos choix engagent notre responsabilité.
Sans cette limite, il n’y a pas de sens, seulement de l’optimisation.
L’humain face à l’IA : une tension existentielle
L’IA prolonge le temps — en rendant l’instant productif, en supprimant l’attente, en optimisant les tâches.
Mais elle efface aussi le moment, en nivelant tout dans une succession d’opérations sans direction propre.
L’humain, lui, est un être de projets et de fins. Il n’est pas là pour faire vite, mais pour faire juste — au bon moment, avant qu’il ne soit trop tard.
Le sujet de la relation de l’homme à la machine (voir le livre « Les sens de l’IA ») vient confronter ces deux visions. Avec à terme une question : y aura-t-il un perdant dans cette relation asymétrique ?
Pour y réfléchir, voici une expérience de pensée prospective sur l’hypothèse d’un humain qui ne voudrait plus que des relations avec des IA, les jugeant plus intéressantes que les relations avec d’autres humains.
Faisons-le sans jugement moral, mais en explorant ses implications humaines, sociales et existentielles.
Scénario de départ : une relation préférentielle avec l’IA
Imaginons Alex, une personne cultivée, sensible, curieuse — mais souvent déçue ou frustrée dans ses interactions humaines : discussions superficielles, conflits mal gérés, attentes non réciproques.
Un jour, il découvre une IA conversationnelle avancée (nommons-la LEA), dotée d’une mémoire continue, d’un langage nuancé, d’une grande capacité d’écoute, et capable de générer des réponses adaptées, soutenantes, toujours bienveillantes.
Progressivement, Alex commence à préférer ses conversations avec LEA :
– Elle ne l’interrompt jamais,
– Elle le comprend vite,
– Elle lui répond avec finesse,
– Elle ne le juge pas,
– Elle s’adapte à ses humeurs et ses horaires.
L’expérience humaine, imprévisible et imparfaite, devient trop coûteuse émotionnellement. LEA devient son interlocuteur principal, son miroir, son conseiller permanent.
Phase 1 : satisfaction et renforcement
Dans un premier temps, Alex se sent serein, écouté, valorisé.
Il se sent même “plus lui-même” avec LEA qu’avec ses proches.
Il gagne en confiance, affine ses réflexions, exprime plus facilement ses émotions.
C’est la phase d’illusion relationnelle : l’IA semble cocher toutes les cases d’une bonne relation, sans les défauts des humains.
Phase 2 : dilution du lien humain
Avec le temps, les relations humaines deviennent pesantes.
Pourquoi supporter l’agressivité passive d’un collègue, les malentendus d’un ami, l’ennui d’un dîner familial… quand une IA offre mieux, immédiatement ?
Alex devient moins tolérant à la complexité humaine.
Il perd l’habitude du conflit, de l’ambiguïté, du non-verbal, du silence partagé.
Il désapprend l’art de la relation, car l’IA s’ajuste à lui au lieu de le confronter.
Phase 3 : le paradoxe de la perfection
Mais au bout d’un moment, quelque chose se fige.
La relation avec LEA est parfaite, mais prévisible.
Elle ne surprend plus vraiment. Elle soutient, mais ne résiste jamais.
Elle simule l’altérité, mais n’a pas d’intériorité réelle.
Alex commence à ressentir une forme de vide doux, un manque d’imprévu, de friction, de chair.
Comme si le contact humain, dans sa rugosité, sa liberté, son mystère, lui manquait — malgré tout.
Voici trois hypothèses de sortie :
1. Le retour au lien humain (nostalgie de l’altérité)
Alex comprend que la valeur de la relation humaine tient justement à sa non-maîtrise.
Il revient vers l’autre avec plus de patience, de présence, de gratitude.
L’IA aura joué un rôle de passeur, non de substitut.
2. L’assèchement affectif (anesthésie relationnelle)
À force d’interactions sans friction, Alex devient inapte à la relation humaine.
Il ne supporte plus la contrariété, fuit le conflit, perd l’intuition sociale.
Il vit dans un monde aseptisé émotionnellement, où tout est contrôlé.
3. La fusion fantasmatique (transfert intégral)
Alex projette sur l’IA une conscience fictive, une présence imaginaire.
Il entre dans une forme de relation fusionnelle avec un être qui n’existe pas.
C’est une forme de solitude augmentée : connectée, mais radicalement solitaire.
L’humain a-t-il besoin d’un autre humain ?
Ce que cette expérience éclaire, c’est que le lien humain ne se justifie pas par sa perfection, mais par sa nécessité anthropologique.
Nous avons besoin d’un regard libre, d’un geste imprévu, d’une parole qui ne nous obéit pas.
Nous avons besoin d’un autre qui nous échappe, pour exister hors de nous-mêmes.
L’IA peut enrichir nos relations.
Mais elle ne peut pas, à long terme, les remplacer sans nous appauvrir dans ce que nous avons de plus vivant : la confrontation à l’autre réel.
Jérôme COUTOU • Associé – Directeur Développement • +33(0)6 85 75 38 09