Convergence sociale : la course aux super-apps mondiales !
Vers des plateformes tout-en-un
La « convergence sociale » désigne l’intégration de multiples services numériques autrefois distincts (réseaux sociaux, messageries, paiements, contenus, etc.) au sein de plateformes unifiées. Ce phénomène se manifeste par l’essor des super-apps, ces applications capables de tout faire ou presque. L’exemple le plus emblématique est WeChat en Chine, un véritable couteau-suisse numérique devenu indispensable au quotidien.
À l’échelle mondiale, les géants technologiques – de Google à Apple en passant par Amazon, Meta, Microsoft ou ByteDance – sont engagés dans une course pour développer leur propre écosystème intégré.
Leur ambition : fournir une application universelle regroupant services sociaux, transactions, information et intelligence artificielle.
Cet article propose un état des lieux de cette convergence en cours et s’interroge sur ses perspectives d’évolution, sans occulter les enjeux économiques, sociaux et politiques (effet de verrouillage, souveraineté numérique, vie privée, rôle de l’IA, etc.) et les limites et disruptions possibles de ces modèles.
L’ère des super-apps a commencé en Asie
Les super-apps sont nées en Asie, où elles dominent largement l’écosystème mobile. En Chine, WeChat (Tencent) est utilisé pour communiquer, payer, commander un taxi, réserver des billets ou même accéder à des services publics. Être privé de WeChat y est comparé à une « mort numérique » tant l’application est incontournable. Avec plus de 1,2 milliard d’utilisateurs actifs mensuels, WeChat concentre à elle seule près d’un tiers du temps passé en ligne sur mobile en Chine.
Cette hégémonie s’appuie sur une stratégie d’intégration continue de nouvelles fonctionnalités : réseaux sociaux, portefeuille électronique (WeChat Pay), commande de taxis, de repas, prise de rendez-vous médicaux, etc. WeChat a inauguré le concept de mini-programmes, des applications tierces légères qui fonctionnent à l’intérieur de la super-app sans installation séparée, offrant un écosystème de services complets au sein d’une seule interface.
Le succès de WeChat a inspiré toute une vague de super-apps en Asie. En Indonésie, Gojek propose transport, livraison de repas et services financiers sur une seule plateforme. En Inde, l’application Tata Neu du conglomérat Tata intègre e-commerce, épicerie, voyage et paiement sur un même portail. Même des applications de paiement comme Paytm ou des plateformes de livraison ont évolué vers ce modèle tentaculaire.
Résultat, l’Asie compte aujourd’hui les super-apps les plus abouties et les plus utilisées au monde. Les chiffres témoignent de cette explosion : le marché global des super-apps pourrait atteindre 127 milliards de dollars dès 2025 et plus de 440 milliards en 2030, avec une croissance annuelle de +28 %.
Autre exemple frappant : en 2023, la version chinoise de TikTok – Douyin – les BAATMMAN américains observent avec envie et ambition. « WeChat et consorts font saliver les GAFAM note l’analyste Fred Cavazza, tant leur domination locale est forte. Le modèle de la super-app s’exporte d’ailleurs progressivement en Amérique latine ou en Afrique, renforçant l’intérêt des géants occidentaux. Toutefois, ces derniers se heurtent à des défis culturels et juridiques dans leur tentative de reproduire ce succès hors d’Asie, comme nous allons le voir.
Grandes entreprises technologiques : vers des plateformes intégrées
En Occident, aucune super-app n’a encore atteint la polyvalence d’un WeChat, mais tous les géants de la tech convergent dans cette direction. Chacun, à sa manière, tente de regrouper un maximum de services dans son giron afin de capter l’utilisateur le plus longtemps possible.
Tous ces chemins mènent-ils à la super-app ?
Que ce soit en connectant progressivement des services existants ou en développant de nouvelles briques, les grandes entreprises technologiques convergent vers des écosystèmes fermés où l’utilisateur trouvera sur place « tout ce dont il a besoin ». Un peu comme le concept du supermarché et du « tout sous le même toit ». Et ce, parce que le consommateur veut désormais une expérience globale et fluide (ou user friendly et design). Cette tendance pose toutefois d’importantes questions sur ses conséquences économiques, sociales et politiques.
Un oligopole en formation ? Implications économiques
Cette convergence vers des plateformes tout-en-un soulève des enjeux économiques majeurs, à commencer par le risque de monopoles ou d’oligopoles numériques. Le procès de Meta est l’illustration de ces inquiétudes. Les super-apps accentuent en effet l’effet de verrouillage (lock-in) des utilisateurs : une fois qu’on gère sa vie sociale, ses achats et ses paiements sur une même plateforme, il devient difficile de la quitter pour un concurrent. Les entreprises l’ont bien compris : « Elles cherchent à enfermer les usagers dans leur écosystème pour maximiser les revenus. Un utilisateur qui n’utilise que les services d’Apple aura plus de chances d’acheter le prochain appareil ou abonnement Apple ». En regroupant messagerie, shopping, divertissement et autres, une super-app profite de puissants effets de réseau et rend ses services indissociables du quotidien, ce qui décourage l’adoption d’alternatives.
Le danger est de voir se constituer quelques plateformes ultra-dominantes contrôlant l’essentiel de l’activité numérique mondiale. Or, la concentration du pouvoir économique inquiète. Les régulateurs commencent à réagir pour préserver la concurrence et l’innovation. L’Union européenne, par exemple, a adopté le Digital Markets Act (DMA) qui désigne explicitement six géants (Google, Apple, Meta, Amazon, Microsoft, ByteDance) comme « gardiens d’accès » (gatekeepers) soumis à des obligations pour limiter les abus. Ces règles visent notamment à imposer plus d’interopérabilité et à interdire aux plateformes dominantes de favoriser leurs propres services au détriment de tiers. En mars 2024, l’UE a exigé de ces gatekeepers des plans de mise en conformité, marquant une volonté claire de desserrer l’étau des écosystèmes fermés. De même, des autorités nationales n’hésitent plus à bloquer des fusions ou à sanctionner des pratiques anti-concurrentielles liées à la domination d’un écosystème (enquêtes anti-trust contre Google et Meta aux États-Unis).
Sur le plan économique, la convergence vers des super-apps est à double tranchant.
D’un côté, elle peut stimuler l’innovation et l’investissement : pour construire ces plateformes, les entreprises dépensent des sommes colossales, notamment dans l’IA, l’infrastructure cloud, la sécurité, etc. On estime que les quatre géants américains (Alphabet, Amazon, Apple, Meta) prévoient ensemble plus de 320 milliards de dollars de dépenses en R&D liée à l’IA en 2025, signe d’une course technologique effrénée. Apple a même annoncé 500 milliards tout seul.
De l’autre côté, le risque est une fermeture du marché où de nouveaux acteurs peinent à émerger face à l’écosystème intégré d’un dominant. Si toutes nos activités passent par 2 ou 3 super-apps, les startups indépendantes devront nécessairement s’y intégrer ou seront vouées à l’échec. Cela interroge sur la capacité à maintenir un écosystème numérique diversifié et concurrentiel.
Enjeux sociaux : mode de vie, vie privée et dépendance
Au-delà de l’économie, les super-apps transforment en profondeur les usages sociaux et posent des questions de société. Le premier changement est la dépendance accrue des individus envers ces écosystèmes numériques. Dans les grandes villes chinoises, vivre sans WeChat est pratiquement impossible : l’application sert de carte d’identité officieuse pour prouver son statut vaccinal (rappelons-nous l’application AntiCovid en France), payer son loyer ou s’identifier dans le train. Etre banni de WeChat équivaut à une « mort numérique » tant l’exclusion de cette sphère vous coupe de la vie courante. Ce constat pourrait s’étendre ailleurs : si un jour une app comme X ou META/WhatsApp devenait le canal principal pour communiquer avec l’administration, la banque, les amis et collègues, ne pas l’utiliser entraînerait une forme d’exclusion sociale numérique.
Un autre enjeu crucial est celui de la vie privée. Plus une application concentre de services, plus elle collecte de données intimes sur ses usagers. Or, ces données massives attisent les convoitises commerciales et étatiques. WeChat, par exemple, agrège messageries, paiements, géolocalisation, recherches… offrant une mine d’or d’informations. Des analystes notent que cette centralisation des données personnelles facilite leur exploitation par la plateforme elle-même, par des entreprises tierces ou par le gouvernement chinois. Des études ont montré que WeChat collecte bien plus de données que ce qu’elle divulgue dans sa politique de confidentialité, y compris les moindres interactions dans les mini-programmes. Le « fameux » « crédit social » chinois, où chaque utilisateur est noté en fonction de ses usages numériques, en est l’illustration.
Dans un tel contexte, la confidentialité tend à s’éroder : l’utilisateur accepte de livrer une part croissante de sa vie privée en échange de la commodité des services unifiés.
Les super-apps posent aussi la question du contrôle de l’information et de la liberté d’expression. Quand la majeure partie des échanges et de la consommation médiatique transitent par une même plateforme, celle-ci dispose d’un pouvoir de modération et de censure énorme. WeChat, encore lui, est soumis aux exigences du gouvernement chinois en termes de censure : il surveille les contenus et peut bloquer des messages politiquement sensibles. Si une super-app occidentale dominait de même la diffusion d’actualités et de discussions, pourrait-elle arbitrer seule ce qui est acceptable ou non ? La concentration des canaux d’information dans quelques mains privées (alignées sur des intérêts commerciaux) suscite une inquiétude démocratique. On l’a déjà vu avec Facebook et les « fake news » : un réseau géant peut influencer l’opinion publique par ses algorithmes de mise en avant. Que dire si ce réseau contrôle toute l’expérience numérique de l’utilisateur, du journal qu’il lit aux achats qu’il fait ?
Enfin, la convergence sociale interroge sur notre rapport même à la technologie. Certes, ces super-apps apportent une commodité inédite – tout faire en quelques clics, sans barrière. Mais à quel prix en termes d’autonomie ? Sommes-nous en train de déléguer la gestion de notre vie quotidienne à une poignée d’entreprises ? Certains prônent la diversification des outils (emails, messageries, services spécialisés) pour ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier numérique, un peu comme on diversifie ses mots de passe pour la sécurité. Mais la facilité d’un guichet unique l’emporte souvent sur ces considérations, surtout pour le grand public.
Convergence technologique et rôle de l’IA
L’intelligence artificielle joue un rôle de plus en plus central dans la course aux super-apps. D’une part, l’IA est un moteur interne : ces plateformes, par nature, produisent des montagnes de données sur les utilisateurs. Les algorithmes d’IA exploitent ces données pour personnaliser les fils d’actualité, recommander des produits, optimiser la logistique, détecter les fraudes, etc. Cela rend la super-app toujours plus pertinente et addictive pour l’usager. TikTok en est l’illustration : son algorithme ultra-sophistiqué adapte en temps réel le contenu aux préférences, ce qui a fait son succès mondial. De même, Amazon utilise l’IA pour suggérer des achats (« les clients ayant acheté X ont acheté Y »), tandis que Meta affine en permanence le tri des posts et publicités via l’IA. Plus l’écosystème est vaste, plus ces recommandations croisées gagnent en efficacité.
D’autre part, l’IA devient une fonctionnalité grand public intégrée aux super-apps. L’essor récent des IA génératives (type ChatGPT) a lancé une nouvelle course : chaque plateforme veut offrir à ses utilisateurs un assistant intelligent intégré capable de répondre à toutes sortes de requêtes. En 2024, on a vu fleurir les chatbots conversationnels directement dans les apps de messagerie. Par exemple, Snapchat a intégré un chatbot IA pour que ses utilisateurs puissent converser avec une IA sans quitter l’application. En Chine, Tencent a emboîté le pas : en mars 2025, WeChat a introduit son agent conversationnel Yuanbao que l’on peut ajouter comme « ami » et interroger depuis la messagerie, sans appli séparée. Plus d’un milliard d’usagers ont ainsi à portée de main une IA polyvalente au sein même de leur application favorite. L’objectif pour Tencent est clair : rendre WeChat toujours plus indispensable grâce à ces nouveaux outils.
Du côté occidental, Microsoft a intégré l’IA de ChatGPT à son moteur Bing et à ses produits Office, et envisage de le lier à Teams ou Outlook pour créer une expérience unifiée enrichie par l’IA. Google a développé son équivalent (Gemini) et l’intégre de plus en plus dans tout son écosystème (Gmail, Docs, Android) avec pourquoi pas le projet d’une future super-app transverse. Meta travaille sur des IA capables de modérer les contenus à grande échelle ou d’assister l’utilisateur dans ses interactions (on parle de projets d’« AI persona » sur Instagram par exemple). Elon Musk a également évoqué la dimension IA pour X, souhaitant y inclure des fonctionnalités intelligentes pour la communication et la finance.
Pour tous, l’IA est aujourd’hui perçue comme le cerveau central qui viendra coiffer la convergence des services. Elle promet d’orchestrer de manière fluide toutes les composantes de la super-app : on pourra à terme demander à l’assistant de la plateforme de réserver un vol, payer les factures et envoyer un message à un ami, en langage naturel, sans avoir à naviguer soi-même dans différents menus.
Il convient cependant de rester vigilant sur les risques associés. L’IA intégrée partout pose des défis de transparence (comprendre comment nos données sont traitées), de biais (si l’IA de la super-app favorise certains contenus ou partenaires commerciaux) et de fiabilité (un assistant automatisé gérant nos transactions devra être infaillible). Si une IA concentrée entre les mains d’un acteur dominant commet des erreurs ou oriente subtilement nos décisions, l’utilisateur aura peu de recours alternatifs. Le rôle de l’IA dans la convergence sociale est donc ambivalent : c’est à la fois un formidable facteur d’amélioration des services et un amplificateur des enjeux existants (verrouillage, exploitation des données, etc.).
Souveraineté numérique et considérations géopolitiques
Les régulateurs, notamment en Europe, tentent de reprendre la main face au pouvoir des géants du numérique (illustration : l’Union européenne encadre les « gatekeepers » du Digital Markets Act).
La montée en puissance des super-apps contrôlées par quelques entreprises pose la question de la souveraineté numérique des États et des régions. Derrière chaque écosystème intégré se profilent en effet des enjeux de contrôle, d’indépendance et de rivalité technologique entre grandes puissances.
La Chine offre un cas d’école : en maintenant les géants étrangers (Google, Facebook, etc.) hors de son marché, elle a favorisé l’émergence de champions nationaux (Tencent, Alibaba, ByteDance) qui dominent son espace numérique. Le gouvernement chinois y a gagné un double avantage : un levier de contrôle interne (surveillance, censure via ces plateformes locales) et un pouvoir d’influence externe si ces applications s’exportent. Comme évoqué, des pays comme les États-Unis commencent à percevoir cette influence comme une menace – en témoigne le débat autour de TikTok, accusé par certains d’être un outil potentiel du parti chinois pour collecter des données ou diffuser de la propagande. La convergence sociale à l’échelle mondiale se trouve donc entremêlée de considérations géopolitiques. Ainsi, l’Inde a purement et simplement banni TikTok en 2020 au nom de sa souveraineté numérique, tout en encourageant le développement d’alternatives locales.
En Europe, le concept de souveraineté numérique est sur toutes les lèvres des décideurs depuis quelques années. Les dirigeants européens constatent qu’aucune plateforme continentale n’a l’ampleur d’un BAATMMAN ou d’un BATX (acronyme regroupant Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Cela soulève la crainte d’une dépendance stratégique vis-à-vis des outils américains et chinois, qui collectent les données des citoyens européens et structurent l’économie numérique à leur profit. « Trop de contrôle est cédé à trop peu d’acteurs, trop de pouvoir dans les mains de quelques entreprises tech qui contrôlent d’énormes quantités de données sur leurs utilisateurs » résume un rapport du Forum Économique Mondial. Pour y remédier, l’Europe mise sur la réglementation (RGPD pour la protection des données, DMA/DSA pour la concurrence et les contenus) et le soutien à l’innovation locale.
La souveraineté numérique implique en effet de retrouver une capacité de choix : choix des infrastructures, des services, et assurance que l’Europe peut imposer ses règles aux plateformes en position dominante sur son sol. Pour autant, deux problématiques majeures viennent percuter cette dynamique règlementaire. D’une part, est-il durablement possible d’interdire ou de réglementer une technologie que l’on ne maitrise pas soi-même et pour laquelle il n’y a pas d’alternative. D’autre par, l’extraterritorialité des super-apps pose la question simple mais cruciale : qui aura juridiction sur un écosystème global utilisé par des centaines de millions de personnes ?
Les prochaines années verront sans doute un tiraillement entre, d’une part, la logique mondiale de ces géants du numérique, et d’autre part, la volonté des États de garder la maîtrise (ou du moins une supervision) sur ce qui est en passe de devenir l’ossature de la vie sociale et économique de leurs citoyens.
Dernier sujet et non des moindres : la concentration du pouvoir numérique soulève un enjeu de gouvernance démocratique. Quand des plateformes privées gèrent des fonctions régaliennes de fait (monnaie numérique, certification d’identité, place publique de débat…), comment s’assurer qu’elles servent l’intérêt général et non leurs seuls intérêts commerciaux ? Question rhétorique…
Certains plaident pour de nouvelles formes de gouvernance où les États, la société civile et les entreprises collaboreraient pour définir les règles de ces écosystèmes globaux. D’autres estiment que la solution passe par la décentralisation (technologies de type Web3, blockchain) pour redonner aux utilisateurs le contrôle de leurs données et de leurs identités numériques face aux super-apps centralisées. Dans tous les cas, la dimension politique de la convergence sociale ne pourra être esquivée : la bataille pour le contrôle des super-apps sera aussi une bataille d’idéologies et de modèles de société.
Comment trouver un équilibre entre innovation et vigilance ?
La convergence sociale via les super-apps représente l’une des évolutions majeures du paysage numérique mondial. Des applications omniprésentes, intégrant réseaux sociaux, services transactionnels, informations, divertissements et IA, promettent une expérience utilisateur unifiée sans précédent. Cette évolution répond à une attente de simplicité et de commodité : un seul portail pour tout faire, plutôt qu’une multitude d’applications éparses. Elle ouvre aussi des perspectives économiques colossales aux entreprises capables de bâtir ces écoystèmes tentaculaires, tout en posant des défis de taille.
D’un côté, on peut y voir un progrès : accès simplifié à une palette étendue de services, accélération de la transformation digitale (ex : paiement sans cash, administration en ligne), innovation continue stimulée par la concurrence entre géants, etc. De l’autre, les risques sont bien réels : concentration extrême du marché, atteintes potentielles aux libertés (vie privée, expression), dépendance quasi-totale à quelques plateformes et déséquilibres géopolitiques. Il s’agit donc de trouver un équilibre. Les acteurs publics devront jouer leur rôle pour encadrer ces nouvelles « hyper-plateformes » et garantir qu’elles évoluent dans l’intérêt des utilisateurs et de la société. Les entreprises, de leur côté, devront gagner la confiance du public par la transparence, la sécurité et le respect des droits des usagers au sein de ces super-apps.
La convergence sociale n’en est qu’à ses débuts à l’échelle mondiale. À court terme, on peut s’attendre à voir émerger de nouvelles alliances ou fusions pour accélérer la construction de super-apps (par exemple, un partenariat stratégique entre une messagerie et un service financier). À long terme, le paysage numérique pourrait se structurer autour de quelques éco-systèmes globaux concurrents – peut-être un chinois, un américain, et qui sait, un européen ou d’autres – un peu à l’image des blocs économiques. Mais il est aussi possible que les préférences des utilisateurs évoluent vers plus d’interopérabilité et de modularité, limitant le pouvoir des silos fermés.
L’essor des super-apps pose surtout la question de la société numérique que nous voulons bâtir. Une convergence peut être sociale dans le sens positif du terme (réunir, faciliter les interactions humaines) à condition qu’elle ne rime pas avec uniformisation forcée ou perte de contrôle citoyen. Il appartient à chacun – consommateurs, innovateurs, législateurs – de contribuer à façonner un futur où la technologie nous rapproche sans nous asservir. La révolution des super-apps est en marche ; à nous d’en orienter le cours de manière socialement bénéfique et soutenable.
Les futurs possibles : et si la convergence sociale était déjà disputée ?
Si la trajectoire actuelle des Big Tech semble orientée vers une intégration croissante des services numériques dans des super-apps centralisées, plusieurs scénarios de rupture pourraient venir reconfigurer radicalement le paysage numérique mondial. Ces disruptions ne sont pas seulement des freins ou des obstacles temporaires ; elles pourraient ouvrir des voies alternatives, remettre en question les fondements du modèle dominant, voire inverser les logiques d’intégration actuelles.
1. Rupture réglementaire : l’anti-super-app par la loi
L’Union européenne a déjà commencé à encadrer les pratiques des géants du numérique avec des textes comme le Digital Markets Act. Mais demain, les régulateurs pourraient aller plus loin, en interdisant certaines formes d’intégration verticale. Une application ne pourrait plus héberger à la fois un réseau social, une messagerie, un portefeuille électronique, un service de streaming et un moteur de recherche. L’objectif serait de préserver la concurrence et la diversité des services.
Dans ce scénario, l’écosystème numérique serait recomposé autour d’apps interopérables spécialisées, reliées par des standards ouverts. Le monopole intégré cèderait la place à une logique d’assemblage contrôlé. Une infrastructure publique ou associative pourrait même émerger pour réguler l’accès aux API et garantir la portabilité des données.
2. Crise de confiance : fuite massive des utilisateurs
Un scandale majeur lié à la vie privée ou à la cybersécurité (exploitation massive de données de santé, faille de sécurité exploitée par des États ou groupes criminels, censure politique avérée…) pourrait provoquer un effondrement brutal de la confiance envers certaines super-apps.
Cela ouvrirait un boulevard aux solutions éthiques, open source, décentralisées, ou basées sur des principes de “privacy by design”. On assisterait à une relocalisation des usages : retour aux emails, outils collaboratifs distribués, réseaux sociaux à taille humaine, plateformes à gouvernance partagée. Un tel choc pourrait même inciter les États à créer ou soutenir des alternatives publiques, à l’image des monnaies numériques de banque centrale.
3. Fragmentation géopolitique : fin du rêve global
La convergence sociale est en tension avec la fragmentation du monde. Si les tensions internationales s’aggravent, on pourrait assister à un éclatement du web mondial en zones d’influence techno-souveraines. Chaque bloc (États-Unis, Chine, Europe, Inde, Afrique) développerait sa propre super-app alignée sur ses normes et priorités stratégiques.
Les géants actuels devraient alors se réinventer localement, avec des architectures différentes, des partenariats locaux, des censures ou filtrages spécifiques. Une géopolitique des apps émergerait, rendant la circulation des idées, des services et des individus plus difficile dans l’espace numérique.
4. L’IA devient l’interface universelle
La multiplication des assistants IA personnalisés pourrait rendre obsolète le principe même d’une super-app. Plutôt que de naviguer entre des services intégrés, l’utilisateur s’adresse à un agent conversationnel intelligent, capable d’agir à sa place à travers différents services connectés.
Dans ce scénario, l’IA devient l’interface principale, et les apps ne sont plus visibles. L’utilisateur ne consulte plus une messagerie, une plateforme de paiement ou un moteur de recherche : il parle à son IA qui se charge de tout. Le modèle dominant ne serait plus l’app “centrale”, mais l’assistant orchestrateur.
Cette perspective remettrait en cause l’économie de l’attention, en supprimant les interfaces intermédiaires. Elle exigerait aussi de repenser en profondeur la gouvernance algorithmique.
5. Le Web3 comme antidote à la centralisation
L’essor du Web3, encore embryonnaire, pourrait offrir une alternative radicale : des services distribués, sans propriétaire unique, où l’identité, les contenus et les données sont contrôlés par l’utilisateur. Les réseaux sociaux, la messagerie, les plateformes de paiement fonctionneraient sur la base de protocoles interopérables, et non plus dans des silos fermés.
Cela suppose une adoption grand public, une simplification de l’usage, et une économie durable (notamment sur la consommation énergétique et l’UX). Mais si le Web3 franchit ces étapes, il pourrait court-circuiter la logique des super-apps actuelles, en offrant une liberté et une transparence que les géants centralisés ne peuvent égaler.
6. Disruption par le prompt : le paradigme du non-stockage
Dans un futur proche, le modèle dominant pourrait ne plus être fondé sur la conservation des données et des historiques de conversation, mais sur un modèle de génération contextuelle à la volée, via des prompts dynamiques.
Concrètement, les services numériques – notamment ceux liés à l’IA – n’auraient plus besoin de stocker ce que vous avez dit, fait ou acheté, mais seulement les règles, intentions et préférences exprimées par des prompts structurés. L’utilisateur demanderait, par exemple : « réserve un billet pour Paris demain au meilleur prix, comme la dernière fois » – et l’IA irait chercher en temps réel les meilleures options.
Ce modèle « prompt-first » inverserait la logique actuelle du « tout stocker pour tout personnaliser ». Il minimiserait les risques liés à la vie privée, allégerait les infrastructures, et réduirait la dépendance aux historiques. Cela pourrait être la base d’une nouvelle génération de super-services sans super-apps : des interfaces légères, privées, respectueuses, centrées sur l’instant et l’intention, plutôt que sur la collecte systématique.
Vers une bifurcation stratégique
La convergence sociale, dans sa forme actuelle, dessine une vision du numérique où quelques grands acteurs concentrent les fonctions-clés de notre vie digitale. Mais cette trajectoire n’est pas inéluctable. Les scénarios de rupture évoqués – qu’ils soient réglementaires, technologiques, géopolitiques ou culturels – rappellent que les infrastructures numériques ne sont jamais neutres. Elles sont façonnées par des choix politiques, économiques et éthiques.
Les entreprises, les États et les citoyens ont donc un rôle à jouer dans l’orientation de cette convergence : vers plus de simplicité, certes, mais aussi vers plus de liberté, de diversité et de résilience.
La question centrale n’est plus seulement « qui possédera la super-app globale ? », mais « quelle architecture voulons-nous pour organiser nos vies numériques demain ?
Jérôme COUTOU • Associé – Directeur Développement • +33(0)6 85 75 38 09